Guillaume de Nassau, le prince d’Orange à Neuville, le 6 septembre 1555


1. Introduction: Charles et François

 

L’un s’appelait Charles, l’autre François, tous deux jeunes et ambitieux, tous deux “aspirant à la main de la même maîtresse”. Et pour continuer François: “et qui n’en devaient pas moins continuer de vivre en bonne intélligence, quand elle se serait décidée en faveur de l’un ou de l’autre” (1).

Le choix tombe sur Charles.

“Mais quand le choix est fait, le coeur de l’ambitieux ou de l’amant repoussé, ne se soumet pas aussi facilement à une décision qui l’humilie” (2) Et oui, la jalousie règne. La jalousie dévore.

Voici le thème d’un scénario banal d’une série télévisée ou d’un roman de drame et d’amour.

 

Mais cette banalité eut de conséquences catastrophiques, car ‘la maîtresse’ fit la couronne d’Empereur des Romains, que Charles (°1500) reçevait en 5019. Charles, le chef de la maison des Habsbourgs, devint alors Charles Quint. François (°1494), quant à lui, le chef de la maison des Valois, fut sacré roi de France en 1515 et devenait François I. Roi, oui, mais pas plus…

 

François I voulait la vengeance. “La jalousie que François I conçut de ce succès de son rival, fut la raison principale des guerres qui éclatèrent bientôt entre les deux monarques.” (3) “L’Europe était alors malheureusement gouvernée par des princes que leur âge livrait à toutes les passions de la jeunesse.”(4) La rivalité et la jalousie furent à l’origine de nombreuses guerres, avec des milliers de morts pendant une bonne partie du seizième siècle.

 

De même au sud de l’Entre-Sambre-et-Meuse. François I, qui se sentait encerclé par l’empire de Charles Quint, trouva dans cette région mal défendue une possibilité de s’ouvrir une route pour le Brabant et le siège du pouvoir des Pays-Bas espagnols, alors gouvernés par l’Archiduchesse Marie de Hongrie, soeur de Charles-Quint. Pour contrarier les attaques françaises, Marie de Hongrie fit construire en 1546 un fort nommé Mariembourg, en face de la place forte de Maubert-Fontaine, située en territoire français. Mais en 1554 Mariembourg fut prise par Henri II, fils de François I (mort 1547), qui avait hérité de son père la couronne de France, ainsi que la haine vis-à-vis Charles Quint.


Henri II: D'après François Clouet Agence photographique de la Reunion des musees nationaux – RMN. Photo (C) RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / Gérard Blot(copyright: domaine public)

2. Le prince d’Orange à Neuville.

 

Neuville, vendredi le 6 septembre 1555.

 

Ils arrivaient! C’est dans la plus grande angoisse que les pauvres gens de Neuville apercevaient des soldats de Charles Quint venir s’installer. Ils connaissaient les atrocités commises par les soldats de n’importe quel côté. Ceux-ci brûlaient les maisons, volaient les cochons, les vaches, surtout quand ils n’avaient pas reçu leur solde.

 

Heureusement qu’à la tête des troupes de Charles Quint, les Neuvillois ne détectaient pas le détesté Maarten Van Rossum. Ce commandant de l’Empereur avait une réputation de meurtrier. Ses expéditions militaires, “qui, par leur mode opératoire fait de ruses, pillages, embuscades et incendies, s’apparentent davantage à des rapines” (5). Mais au printemps, le chef de guerre Van Rossum “tomba malade, ayant peut-être contracté la peste, comme nombre de ses soldats, ou le typhus. Il mourut le 7 juin 1555 à Anvers”(6).

 

Ce fut donc le successeur de Van Rossum qui commanda ces soldats. Celui-ci avait une nouvelle mission à accomplir. Pour contrarier les troupes françaises au sud de l’Entre-Sambre-et-Meuse, Charles Quint lui ordonna de trouver un endroit pour construire un nouveau fort.

 

Les gens de Neuville reçurent alors le nouveau commandant Guillaume de Nassau, prince d’Orange, 22 ans et ambitieux. Juste avant d’installer son camp à Neuville, il avait chassé les français des châteaux de Fagnolles, de Couvin et de Boussu-en-Fagne, le pays vers Mariembourg étant alors ouvert (7).

Pourquoi Neuville? Essentiel: il y avait de l’eau. Et “cette position était avantageuse, et pour surveiller Marienbourg, et pour trouver un emplacement propre à la construction de la forteresse”(8).

 

“Guillaume se rendit aussitôt de l’autre côté de la vallée, … au lieu dit Jéronsau (9)… L’assiette en était bonne, et une forteresse élevée sur cet emplacement pouvait empêcher le ravitaillement de Mariembourg, réduire cette place à la famine et servir en même temps de défense au Hainaut et au Brabant.” (10)

Portrait de Guillaume I de Nassau, prince d’Orange, par Antonis Mor (1533-1584) (copyright: domaine public).


“Entre-temps la peste sévissait dans le camp de Neuville; la saison était avancée; une pluie continuelle avait détrempé la terre et rendu les chemins impraticables; les vivres, de même que le fourrage, manquaient; fallait-il commencer une construction qu’on n’était pas sûr de pouvoir achever?” (9) Charles Quint abandonna alors le projet, mais y revint quelques jours après. Il laissa “l’emplacement, la forme et la grandeur de la forteresse au choix du prince d’Orange et ne lui imposa qu’une seule condition: il fallait ‘que ce fort ne pas fût moindre que celui de Mariembourg’”. (10)

 

Le 15 septembre Guillaume visita les environs de Neuville et trouva deux endroits convenables, “l’un situé entre Sautour et Senzeilles, l’autre entre Sautour et Florennes” (11). Bien que l’endroit entre Sautour en Florennes était préférable, Guillaume choisit la localisation entre Sautour et Senzeilles, située sur le territoire de Hainaut. L’endroit le plus indiqué se trouvait sur le territoire du Pays de Liège et Charles Quint et son fils Philippe, comme Guillaume, y craignaient des difficultés avec le prince-évêque, chef du Pays de Liège (12).

 

Le 21 septembre les travaux commencèrent en coupant une partie du bois. Mais “deux chemins creux ‘ deux caveyns’(13), qu’on n’avait pas aperçus … à cause de l’épaisseur du bois, furent découverts: or ces cavins … devaient leur être fort nuisibles”(13). Les travaux furent arrêtés et le deuxième endroit fut alors choisi. Le jour suivant, le 22 septembre, les travaux du nouveau fort sur le territoire du pays de Liège débutaient. “C’était là que devait s’élever la forteresse de Philippeville” (14), ainsi nommée par Guillaume d’après le fils aîné de Charles Quint.

 

“Les officiers chargés de la direction et de la surveillance des travaux ne tardèrent pas à arriver à Neuville. Le comte de Lalaing, gouverneur du Hainaut, reçut l’ordre d’y envoyer deux mille ouvriers pris sur le territoire de sa province. Le gouverneur de Namur, de Berlaymont, était requis pour en diriger cinq cents vers le même point. Le contingent à fournir par la Flandre devait porter le nombre des travailleurs à cinq mille. Les pionniers qui avaient travaillé à Charlemont (15), ainsi que les gens de guerre qui offriraient leurs services, viendraient se joindre à eux. Enfin, il était à prévoir qu’il y aurait ‘de pauvres gens, femmes et enfants des alentours, qui demanderaient à porter la hotte’. Trois cents chariots amenés des environs d’Alost, de Grammont, d’Audenaerde, de Courtrai, du Tournaisis et d’Ath devaient aider les travailleurs. Les hommes de métier se rendirent successivement au camp”. (16)

 

Dès le 24 septembre,  Sébastien Van Noen, “architecte aux gages de l’empereur”(17), “avait achevé de tracer la forme des boulevards et des courtines, et de faire la distinction des rues”(18).

 

Pendant ce temps le prince d’Orange recevait des nouvelles sur les troupes françaises. Celles-ci se ressemblaient à Maubert-Fontaine (19) pour favoriser le revitaillement de Mariembourg, “qui souffrait de la disette et attendait du secours” (20). La gouvernante Marie de Hongrie voulait que Guillaume intervienne: “il fallait, écrivait-elle à Guillaume, pour empêcher ces vivandiers de porter des victuailles à Mariembourg, les despecher (mettre à mort) sur le camp et les laisser étendus sur les chemins; en leur faisant une guerre cruelle, ils craindront de venir par petites troupes; et s’ils viennent en force, ceux qui seront du convoi mangeront une partie des vivres”(21). Mais Charles Quint préférait que Guillaume se concentre sur la construction du fort et le plan cruel fut abandonné. “Et, comme il était à craindre que la nombreuse cavalerie qui escortait les vivres ne vint assaillir le camp et contrarier les travaux, il autorisa Guillaume à choisir une autre position.” (22)


Les enfants de Philippe le Beau et de Jeanne la folle. Par: Jan van Nieulandt -vers 1521-1526 – source: Rijksmuseum Amsterdam (copyright: domaine public). Avec entre autres: Charles (Karolus) et Marie.


Après trois semaines d’occupation, le samedi 28 septembre, le prince d’Orange quittait Neuville pour Echerennes, village aujourd’hui entièrement disparu, situé alors tout près de l’endroit du nouveau fort à construire.

 

“Est-il nécessaire d’ajouter quelles furent les souffrances de l’habitant de l’Entre Sambre-et-Meuse … La maraude et le pillage étaient devenus la seule ressource du soldat, et les populations durent recourir à la résistance à main armée, pour garder le peu de biens qui leur restaient… Mais le sort des troupes n’était pas moins à plaindre: la peste avait infecté le camp; le temps avait été continuellement mauvais pendant toute la campagne; le manque de vivres et d’argent était devenu pour Guillaume une source d’embarras; la cavalerie sans fourrages allait au loin chercher une nourriture qu’elle dérobait. Las chefs avaient peine à tenir leurs troupes auprès d’eux; elles se mutinaient, mettaient leurs armes en gage, et quelquefois refusaient tout service.” (23)

 

3. Épilogue


Le premier jour d’octobre 1555, Guillaume jetait les fondements de la nouvelle ville.

Un siècle plus tard, en 1659, le Traité des Pyrénées était signé, terminant ainsi les querelles continuelles entre la France et l’Empire espagnol. Alors Philippeville et le sud de l’Entre-Sambre-et-Meuse devinrent Français, jusqu’à la défaite de Napoléon à Waterloo en 1815. Notre région devint alors Hollandaise jusqu’à l’indépendance de la Belgique en 1831.


Philippeville 1555 (Notice Historique sur Philippeville, Alb. De Robaulx de Soumoy, Bruxelles 1982 – Extrait du Tome VI, 1859)


Et les acteurs principaux ?

L’empereur Charles Quint mourut en 1558. Son fils aîné Philippe II le succéda. Guillaume de Nassau, quant à lui, changea de camp vers 1570 et devint le “père de la patrie” des nouveaux Pays-Bas. Il fut assassiné en 1584 sur ordre de Philippe II.

Henri II, roi de France, mourut en 1559 et son fils aîné, François II, lui succéda.

JoMa (2015)



(1) Histoire générale et raisonnée de la diplomatie française, ou la politique de la France, depuis la fondation de la Monarchie, jusqu’à la fin du règne de Louis XVI, M. De Flassan, Paris 1811, p. 323.

(2) idem.

(3) idem.

(4) Précis de l’histoire des français, volume 2, Jean Charles Léonard de Sismondi (1821).

(5) https://fr.wikipedia.org/wiki/Martin_van_Rossum

(6) idem.

(7) Notice Historique sur Philippeville, Alb. De Robaulx de Soumoy, Bruxelles 1982 – Extrait du Tome VI, 1859, p. 176.

(8) idem, p. 177.

(9) Les Géronsarts

(10) Notice Historique sur Philippeville, Alb. De Robaulx de Soumoy, Bruxelles 1982 – Extrait du Tome VI, 1859, p. 178.

(10) idem, p. 179-180.

(11) idem, p. 180.

(12) idem, p. 182.

(13) - idem, p. 183

        - un caveyn, cavain ou cavin (cavus) = endroit creusé, grotte, trou, ravin, chemin creux ( Dictionnaire du Moyen Français 1330-1500 - http://www.atilf.fr/dmf/definition/cavain).

(14) idem, p. 183.

(15) Forteresse de Charles Quint à Givet

(16) Notice Historique sur Philippeville, Alb. De Robaulx de Soumoy, Bruxelles 1982 – Extrait du Tome VI, 1859, p. 183-184.

(17) idem, p. 184.

(18) idem, p. 184.

(19) maintenant une partie de l’arrondissement de Charleville-Mézières.

(20) Notice Historique sur Philippeville, Alb. De Robaulx de Soumoy, Bruxelles 1982 – Extrait du Tome VI, 1859, p. 185.

(21) idem, p. 185.

(22) idem, p. 185.

(23) idem, p. 191-192.